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Regard sur les Arméniens du Liban

Il y a quelques années, la communauté arménienne du Pays du Cèdre avoisinait les 150000 personnes. Après les désastres du Covid et l’explosion du 4 août 2020 dans le port de Beyrouth, la crise économique s’est installée et beaucoup d’étudiants et de familles ont quitté le Liban. Lors de notre voyage en ce début de juin, nous sommes parties à la rencontre de cette diaspora fragilisée qui risque une fois de plus d’être déracinée. Retour en images sur les villes de Bourj Hammoud, Anjar et Tripoli. Reportage : Lydia Kasparian & Florence Gopikian Yérémian


Bourj Hammoud : la « Petite Arménie » se disloque lentement

Reportage : Lydia Kasparian & Florence Gopikian Yérémian

Fief de la communauté arménienne du Liban, le quartier jadis très animé de Bourj Hammoud (dans le nord-est de Beyrouth) est aujourd’hui en triste état à l’image de ces fresques murales de l’Ararat qui s’étiolent. La pandémie ainsi que l’explosion du port de Beyrouth ont entraîné d’énormes dégâts et beaucoup de commerçants ont dû fermer boutique. Il en va ainsi de la bijouterie Matossian dont la vitrine a été entièrement soufflée en 2020 et qui tente avec peine de « recoller les morceaux ». Avec la dépréciation galopante de la livre libanaise par rapport à l’euro (En 2010, un euro valait moins de 2000 livres, aujourd’hui il équivaut à 28000 livres), beaucoup de femmes et d’enfants ont été envoyés en Arménie et aux États-Unis. Les jeunes, quant à eux, quittent le pays pour travailler et trouver une vie meilleure à l’étranger. De leur côté, les plus âgés restent à Bourj Hammoud car ils ne veulent pas abandonner leurs maisons et leurs souvenirs. La plupart n’ont cependant plus d’illusions et n’ont de cesse de répéter : « Il ne reste plus rien ici, impossible de travailler dans une telle précarité, il faut partir ailleurs ». Photographes, tapissiers, soudeurs.... tous les artisans et les petits ateliers ont du mal à s’en sortir et ferment leurs portes les uns après les autres.

Malgré la situation, les écoles arméniennes tentent de résister. C’est le cas du collège Mesrobian qui regroupe plus de 1000 élèves à majorité catholique. Une très belle solidarité émane de ces jeunes étudiants qui préservent avec le sourire l’héritage culturel et linguistique de leurs ancêtres.

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Le Père Khatchik Kouyoumdjian est le prêtre de l’église catholique du Saint Sauveur à Bourj Hammoud. Installé au Liban depuis trois générations, il estime que « la ferveur religieuse est toujours présente au sein de mon église qui voit défiler de nombreux baptêmes et accueille autour de 400 fidèles chaque dimanche ». Selon lui, la crise économique a néanmoins fait diminuer le nombre de mariages faute de moyens. Au sein de sa paroisse, il précise qu’il a accueilli un jeune réfugié syrien d’origine arménienne (Noraïr), afin de l’assister dans son service. Du haut de ses 34 ans, le Père Kouyoumdjian constate aussi une montée de la foi musulmane au cœur de Beyrouth et de Bourj Hammoud mais il ne remarque aucune tension à l’échelle des citoyens. « Celles-ci demeurent dans les sphères politiques ». Il prêche par ailleurs une entente avec les églises orthodoxes et protestantes arméniennes dont les chefs religieux sont ses amis. L’église arménienne apostolique Sourp Kevork (Saint Georges) a été très endommagée après l’explosion d’août 2020. Son révérend a réussi avec peine à faire réparer les vitraux. « Durant le sinistre, le centre médico-social qui se trouve dans notre annexe s’est transformé en centre bénévole géré par l’AEBU (Armenian Educational Benevolent Union) pour distribuer de la nourriture aux victimes de l’explosion et les soigner. » Depuis la guerre en Syrie, le Liban a dû accueillir un million et demi de réfugiés syriens ce qui équivaut à près d’un quart de sa population ! Beaucoup sont venus s’installer à Bourj Hammoud où ils se sont progressivement mêlés à la population locale. Dans ce quartier en mutation, ce sont eux en majorité qui reprennent les maisons des familles arméniennes. Énormément d’activistes sont présents au sein de la communauté arménienne. Dotés de six sièges au Parlement sur 128, ils défendent leurs députés des partis Dashnak, Hentchayk et Ramgavar, et espèrent que les récentes élections du 15 mai 2022 vont apporter un vent meilleur sur le Liban.

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Anjar : une bulle hors du temps

Dans la plaine de la Bekaa, se trouve la ville d’Anjar. Dans cet impressionnant microcosme situé sur les terres les plus fertiles du Liban, 99% des habitants sont d’origine arménienne. Descendants des rescapés de Musa Dagh sauvés in extremis en 1915 par le vice-amiral français Dartige du Fournet, ils ont été placés à Port Saïd (en Égypte) avant d’être réinstallés au Liban en 1939. Retroussant leurs manches et oubliant leur peine, ils ont fait d’Anjar une ville-verger qui vit de la culture des pommiers et du commerce. En dépit de la crise qui touche le Liban et contrairement à Bourj Hammoud, cette commune de 5000 âmes demeure l’une des plus actives du pays que ce soit au niveau intellectuel, culturel ou économique. Grâce à l’énergie de la municipalité et à l’enthousiasme de généreux mécènes, Anjar possède une très belle galerie d’art. Créée par Gaidzag et Dzovig Zetlian, cette institution permet aux artistes locaux d’exposer leurs oeuvres en continu. Entre les peintures musicales de Raffi Antounian, les toiles surréalistes de Koko Skayian, les délicates aquarelles de Nanor Hadjian, on peut voir trôner les puissantes sculptures de Vartan Kabakian (voir ci-dessus).

À l’exemple du peintre Garbis Kendirdjian (à gauche) ou de Varant Kéchichian (peinture de droite), la plupart des artistes s’inspirent de thèmes identitaires découlant de l’histoire ou du folklore arménien. Dans sa dernière oeuvre, Garbis Kendirdjian a souhaité rendre hommage à sa ville natale en représentant la genèse de l’église d’Anjar lors de la venue au Liban des premiers rescapés de Musa Dagh. Parallèlement à la galerie, la ville possède un musée ethnographique dédié à la mémoire de ses ancêtres. Dirigé par la dynamique Hilda Doumanian, il a ouvert en 2019 et retrace l’histoire des pionniers d’Anjar. Avec minutie et attention, il met en avant le patrimoine qu’ils ont rapporté de leur long périple : entre les pièces de porcelaine, les fines broderies, les reliques religieuses ou les armes de combat, on peut remarquer la cloche de leur première église mais aussi une élégante robe de mariée datée de 1953 dont la propriétaire vit encore à Anjar ! Le musée rend également hommage à la figure du vice-amiral Dartige de Fournet qui a pris l’initiative de « sauver les 4092 Arméniens du Mont Moussa » en septembre 1915 en les embarquant sur trois vaisseaux de la marine française en direction de Port Saïd.

Armen Tachtian est le directeur du Lycée Calouste Gulbenkian depuis 18 ans. L’établissement a été fondé en 1941 par Shavarsh Missakian qui a également créé l’école primaire Haratch en réunissant des fonds. Actuellement, le lycée compte 210 élèves. Tous participent en parallèle à la vie de la commune. Même si beaucoup de jeunes diplômés sont partis faire carrière aux États Unis, ils demeurent très liés à Anjar car leur école et la communauté leur ont inculqué le respect de leurs racines et l’importance du maintien de leur identité arménienne. Les chrétiens arméniens de la ville d’Anjar comptent 55% d’orthodoxes, 40% de catholiques et 5% de protestants. L’église orthodoxe Sourp Boghos (Saint Paul) est la plus active de la région. À l’intérieur de l’église Saint Paul, les habitants ont constitué un reliquaire à la mémoire des martyrs de Deir Ez Dzor : ils y ont déposé des ossements retrouvés dans ce désert de Syrie qui fut le siège des massacres ottomans en 1915 à l’égard des Arméniens. À l’extérieur, des graffitis expriment clairement le soutient de cette petite commune envers leurs frères de l’Artsakh (Haut-Karabagh) morts durant le conflit arméno-azéri de 2020. Afin de renforcer ces liens avec la mère patrie, l’ambassadeur d’Arménie au Liban, Monsieur Vahagn Atabekian, a officiellement créé un jumelage entre la Bekaa et la région arménienne de Tavush. Pour l’automne prochain, il a également prévu de convier de nombreux ambassadeurs à Anjar sous la tutelle de la francophonie afin de leur faire découvrir la richesse culturelle et la singularité de ce village qui est considéré comme l’un des plus beaux du Liban. Par-delà ses écoles, ses églises, ses musées, ses salles de sports, ses restaurants et ses hôtels, Anjar bénéficie également de la proximité de splendides ruines romaines qui devraient contribuer dans les années à venir au renouveau de l’essor touristique de cette région. A proximité de ce site magnifique, la route menant vers la commune d’Anjar est semée de tentes abritant des Syriens. Ces camps de réfugiés bénéficient du soutien des États-Unis et de la Turquie.

Tripoli : une ville en péril

Les Arméniens de Tripoli ont quasiment tous quitté la ville. Sa proximité avec la Syrie, les risques d’attentats et le terrorisme latent ont fait de cette région portuaire du Nord-Liban une zone classée rouge par beaucoup d’organisations internationales. Du haut de ses 71 ans, Vatche Harmandayan, directeur de l’école Noubarian Khrimian, porte un triste constat sur l’avenir de son établissement et sur les Arméniens de Tripoli: « Mon école se vide au fil des années. Je la maintiens à bout de bras. Actuellement nous avons environ 150 élèves. Les familles arméniennes de la ville n’ont plus les moyens de payer les frais de scolarité (200$ par an) ce qui nous contraint d’accepter des enfants d’autres confessions dont les parents recherchent un niveau scolaire élevé. Il faut savoir qu’à Tripoli, les écoles chrétiennes sont les plus réputées.» Selon lui, Tripoli abrite une vingtaine de familles arméniennes et près de 150 résident près du port d’El Mina. «Depuis le conflit syrien, la criminalité n’a cessé d’augmenter dans cette ville. Elle est devenue dangereuse pour les chrétiens et majoritairement pour les Arméniens. Cette année, des groupuscules pro-turcs ont même voulu nous dissuader de commémorer le génocide de 1915. »

Les églises protestante et catholique de Tripoli ont fermé car les Arméniens n’étaient pas assez nombreux pour les maintenir. L’édifice orthodoxe résiste encore mais en 2022, lors de certains services religieux des menaces ont été proférées à des fidèles qui ont préféré dormir au sein-même de l’église pour éviter un conflit. Jack Arto (à droite) est l’un des anciens responsables des scouts arméniens de Tripoli auprès de l’association Homenmen. En date d’aujourd’hui, il constate avec regret qu’il n’y a plus aucun scout car la plupart des familles de la diaspora ont déménagé. Il avoue lui-même que sur ses trois enfants, deux sont déja partis vivre en France et à Dubaï afin de trouver du travail. Son troisième est devenu directeur d’un hôtel local mais il touche à peine 100 dollars par mois alors qu’il a un MBA en poche ! « L’avenir ne s’annonce pas rose. D’ici 15 ans, je pense que tous les Arméniens de Tripoli auront fait leurs valises. Durant la guerre beaucoup de chrétiens avaient déjà fui le Liban dont plus de 60 % des Arméniens. Ceux qui restent encore aujourd’hui vont avoir du mal à résister. » Jack Arto s’étonne également du grand remaniement démographique qui touche le Pays du Cèdre : « L’arrivée en masse de réfugiés Syriens et Kurdes a progressivement tout chamboulé. En ce qui concerne Tripoli, je regrette que le gouvernement ait choisi d’installer ces migrants essentiellement au coeur du quartier chrétien d’El Mina …»

Vartkès Mazmanian surnommé « Varissimo » est pianiste depuis plus de vingt ans au Grand Casino du Liban. Né au Koweït, il a étudié la musique sur des orgues d’église puis est venu s’installer au Pays du Cèdre en 1986 durant la guerre civile. Au fil des dix dernières années, il a vu la situation se dégrader pour tous ses amis artistes. Fidèle à son piano et à son pays d’accueil, il n’a pas arrêté : chaque soir au Casino, il continue de faire résonner les grands titres de Fayrouz mais aussi ceux de Piaf ou de son compatriote Aznavour. Même si le vent tourne sur Tripoli et sur le Liban, les Arméniens du Pays du Cèdre ne doivent pas baisser les bras car ils possèdent localement de très fortes structures : parallèlement à leur représentation politique au sein du Parlement, la ville d’Antélias abrite en effet le siège du Catholicossat de Cilicie, celle de Beyrouth possède le patriarcat de l’Église catholique arménienne, quant aux évangélistes, ils ont aussi leur union au sein du Grand Moyen-Orient. Selon l’ambassadeur Monsieur Vahagn Atabekian, cette communauté du Liban constitue une entité institutionnelle quasiment étatique avec laquelle l’Arménie devrait traiter en tant que partenaire. Dans l’intérêt de la mère patrie et de sa diaspora, il faudrait néanmoins que chacun réalise l’importance de l’autre. Quand on pense à l’Arménie, on se réfère habituellement au Caucase du Sud ou à l’ex-Union Soviétique. A travers sa diaspora du Liban, elle est pourtant aussi présente au sein du Grand Moyen-Orient ! Espérons donc qu’avec le temps de nouvelles élites politiques accompagnées d’intellectuels prennent enfin conscience de cette position privilégiée et en fassent une force.

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